Philippe Barbaud : Entrevue avec le scientifique canadien spécialiste du langage !

Lectrice habituelle de roman, j’ai cette fois-ci opté pour un essai scientifique dont le sujet a directement attiré ma curiosité : comment l’Homme s’est-il mit à parler ?

Et je n’en suis pas déçu, mais malgré mon engouement pour ce livre, qui peut mieux que l’auteur lui-même en donner l’explication.

Pouvez-vous en quelques lignes vous présenter et évoquer votre parcours de scientifique ?

J’avais 11 ans lorsque mes parents ont émigré au Canada. Lorsqu’à la fin de mes études classiques j’ai choisi l’option biologie-chimie du baccalauréat, malgré un parcours scolaire assez médiocre, c’était parce que nous n’étions que six élèves à s’y inscrire, sous la responsabilité d’un professeur à l’esprit ouvert. J’avais bien quelque velléité de devenir ingénieur forestier, mais j’étais plus doué en littérature et en français qu’en mathématiques. Mon mentor m’a donc conseillé de suivre la voie de l’enseignement, prenant acte de mes réussites comme scout, moniteur de colonie de vacances depuis l’âge de seize ans et responsable du journal étudiant de mon collège.

A 23 ans, tout en poursuivant mes études universitaires et parce que j’écrivais bien, je me suis fait offrir un poste de professeur de français au secondaire, puis à l’école normale, pour finalement me voir recruté, à l’âge de 29 ans, dans le corps professoral de la nouvelle université du Québec à Montréal, fondée en 1969. J’ai découvert la linguistique en m’inscrivant à une mineure après avoir été admis en licence en lettres à l’université de Montréal en 1961. Ma passion pour la langue française s’est alors révélée. Cela m’a ouvert des horizons disciplinaires insoupçonnés, qui ont flatté mon “esprit de géométrie” plutôt que mon “esprit de finesse”. Phonétique, lexicologie, grammaire française et surtout nouvelle syntaxe inaugurée par le jeune prodige américain Noam Chomsky, ont forgé en moi une véritable addiction aux sciences du langage. Puis c’est en maîtrise (le ‘master’ européen) que c’est consolidé mon intérêt pour la syntaxe computationnelle des mots composés des langues romanes, comme le mot tire-bouchon, par exemple.

Cet objet d’études est devenu par la suite le fondement d’un programme de recherche critique qui s’est poursuivi toute ma vie. En 1971, avec armes et bagages, outre deux enfants en bas âge, je m’installe en France après avoir été admis comme étudiant au doctorat à l’université de Paris 8 Vincennes (devenue Paris 8 Saint-Denis), sous la direction d’un jeune et talentueux professeur, Richard S. Kayne, sorti tout droit du MIT avec la réputation d’avoir été un des plus brillants élèves du déjà célèbre Chomsky. Le meilleur des deux mondes, quoi ! J’ai d’ailleurs répété cette expérience d’immersion française de ma famille de 1980 à 1982 après avoir été sélectionné par le gouvernement du Québec pour occuper un poste de directeur d’études associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris.

Dès mon retour en 1973 et féru de syntaxe dite “générativiste”, j’entreprends une carrière d’universitaire au département de linguistique à l’UQAM, tout en prenant mes distances avec le vedettariat. Je travaille plutôt en solitaire. J’ai donc consacré mes efforts à la mise sur pied de programmes de ‘formation des maîtres’ adaptés aux besoins du Québec des années 70, à la direction de mon département et de celle de la Revue québécoise de linguistique, ainsi qu’à l’action syndicale, sans négliger mon engagement social à titre de chroniqueur de langage dans un grand hebdomadaire francophone du Québec.

En fin de compte, la poursuite de mes recherches sur différents aspects du langage, notamment le parler québécois et son histoire, m’ont graduellement éloigné du formalisme syntaxique et de ses méthodes ratiocinantes. – Votre ouvrage aborde la thèse selon laquelle le langage serait apparu par le sens.

Pourriez-vous nous expliquer comment se sont déroulées vos recherches pour en arriver à ce constat ?

 En fait, c’est en réaction à certaines idées dominantes de mes contemporains, notamment celles de l’école générativiste, qu’au début des années 2010 j’ai entrepris de labourer le terrain maintes fois défriché de l’origine du langage. Ma propre expérience des faits de langue heurtait directement la présomption d’une origine génétique spécifiquement humaine du langage, qui se serait subitement manifestée avec l’Homo sapiens il y a moins de 100 000 ans en vertu d’un recâblage des circuits neuronaux du cerveau.

De cette énigme, j’avais une vision plus culturelle et néo-darwiniste de l’aptitude à parler que la vision formelle et innéiste prônée par Chomsky et ses émules, ou que l’approche influente de Derek Bickerton et son protolangage similaire à du pidgin. Or un épisode de ma vie de professeur retraité m’aura fourni l’occasion de réfléchir à la dimension terrestre du temps en regard de l’évolution complexe de l’être humain. Je parle d’un cancer avec complications qui, au cours des cinq années qui ont précédé une rémission complète, m’a donné l’occasion de relire les classiques : Darwin, Lamarck, Maupertuis, les philosophes des Lumières, Stephen Jay Gould, Jean-Pierre Changeux, René Thom et bien d’autres.

Puis j’ai plongé dans la littérature scientifique et ses multiples points de vue, ceux des paléo-anthropologues, des neurologues, des généticiens, des éthologues, des biologistes, des psychologues et, paradoxalement, très peu de linguistes. Il m’a fallu sept ans de travail continu pour finalement mettre mes idées à la portée de ma compréhension à partir d’une bibliographie ne comportant pas moins de 336 titres dans mon livre. Outre mon épouse attentionnée, l’écriture de ce livre fut ainsi l’une de mes deux bouées de sauvetage contre la déprime. J’en suis alors arrivé à la conclusion qu’aucune proposition relative à l’origine du langage n’était véritablement explicative sur le plan cognitif.

Pourquoi ? Parce que c’est dans la parole, et non pas dans la langue ou la grammaire inconsciente, que réside la préhistoire de notre faculté de langage. Ce recadrage théorique est le seul qui permette de naturaliser l’intellect, contrairement aux approches actuelles qui s’évertuent à intellectualiser la nature. En définitive, le sens est ce qui a permis à l’espèce Homo d’adapter l’organe de sa voix animale à l’articulation humaine des phonèmes requis par tout système linguistique.

Votre livre apporte une vision nouvelle sur l’origine du langage par rapport à la littérature existante. Peut-on parler de découverte ?

Je laisse à ceux et celles qui m’ont lu d’en décider. Pour ma part, j’aime à penser que ma démarche intellectuelle puisse être modestement qualifiée d’innovante, voire d’ingénieuse, ne serait-ce qu’en vertu de la notion évolutionniste d’exaptation par le sens que j’applique à l’organe vocal. L’évidence tellement banale que lorsqu’on parle, c’est pour produire du sens, comme l’a si bien compris le regretté psychologue JeanFrançois Le Ny, a toujours été tenue comme allant de soi par les chercheurs et les intellectuels.

Mais fort peu se sont demandé comment s’est accomplie l’exceptionnelle inscription de cette aptitude de notre esprit dans la matière grise d’une espèce de primate bipède. Le défi consiste alors à montrer comment le sens s’est lentement élaboré dans le psychisme de l’Homo habilis et de ses successeurs, lorsque sa phonation lui a permis de matérialiser ses perceptions. Je m’estimerai comblé si mon ouvrage parvenait à mieux éclairer lectrices et lecteurs sur un questionnement aussi savant !

Que pensez-vous des autres études sur le sujet ?

Il y en a tellement ! Il serait présomptueux de ma part de leur rendre justice en quelques minutes. Toutefois, presque toutes sont biaisées à cause de leur point de vue anthropomorphique. Je veux dire que l’homme moderne est l’être abouti qui tient lieu de point de départ, la question étant : Comment l’homme a-t-il appris à parler ? Pourtant, cette démarche est contraire au darwinisme, puisque l’évolution se déroule du passé vers le présent. Pour ma part, je procède à l’inverse, en partant du singe ancestral jusqu’à l’homme de Cro-magnon. La question devient alors :

Comment et pourquoi une espèce de primate s’est-elle départie de sa communication animale ? D’où l’intitulé de mon premier chapitre : L’homme est un animal qui a perdu son langage. L’autre lacune conceptuelle présente dans de nombreuses “explications” de l’origine du langage humain, consiste à passer systématiquement sous silence tout ce qui a dû précéder l’invention du premier mot. L’apparition du premier mot prononcé par un de nos ancêtres préhistoriques quelque part en Afrique orientale n’est ni miraculeuse, ni spontanée ni même individuelle. Car il s’agit en fait de l’invention du premier symbole que l’esprit-cerveau ait réussi à concevoir.

Voilà la clé qui entre dans la serrure du sens. Tout ce qui s’en est ensuivi est affaire de développement cérébral et anatomique, de perfectionnement de la phonation et de coopération entre individus formant des communautés pérennes capables de transmettre à leur descendants cette nouvelle aptitude de leur intelligence à symboliser le réel. Enfin, de nombreuses études poursuivent la fausse piste d’une langue unique à l’origine de notre faculté de langage en reconstituant méthodiquement plusieurs dizaines de taxons lexicologiques à partir de mots existants dans les langues vivantes et archaïques, tel le sanscrit par exemple.

Mais bien que la linguistique comparative (ou comparée) ait obtenu des résultats fort édifiants en mettant en évidence les liens qui justifient de regrouper des milliers de langues en quelques grandes familles linguistiques, cette démarche ne peut guère prétendre remonter le temps au-delà, disons, de 12 000 ans avant J.-C., ce qui est dérisoire en termes d’évolution humaine. En outre, le mot n’est pas un étalon pertinent pour tenir lieu de clé de voûte de l’origine de la faculté de langage puisqu’il est lui-même un résultat, construit grâce à la convergence d’aptitudes préalables de nature psychique, anatomique, neuro-motrice, génétique et socio-culturelle.

Pouvez-vous répondre à la question que tout le monde se pose : pourquoi l’homme s’est-il mis à parler ? Et non pas les autres espèces, sommes-nous si différents ?

Parler est à l’origine un comportement altruiste qui s’est graduellement substitué à la communication animale en devenant la faculté de langage des humains modernes. Le pourquoi du langage prend donc racine dans le besoin irrépressible des présapiens de communiquer du sens, car le sens a constitué un énorme avantage sélectif ayant permis la survie et la domination de notre espèce. Après bien des millénaires, le sens est devenu la pensée, que seule une langue dotée d’une grammaire peut matérialiser.

La différence probante réside alors dans le fait que toutes les autres espèces animales sont restées tributaires de leur “rengaine”, faite de signaux vocaux ancestraux, et non de signes articulés (ou symboles). Les vaches ont toujours meuglé, les pigeons toujours roucoulé ou les corneilles toujours croassé, etc., alors que les humains, outre qu’ils n’ont plus “parlé” comme les singes qu’ils furent, ont aussi toujours été capables d’ânonner, si je peux me permettre…

Vu l’importance de l’œuvre, peut-on dire que cette étude est l’aboutissement de votre vie de linguiste ?

 Vous n’avez pas tort de le présupposer. Il faut énormément de temps pour s’adonner à la lecture des scientifiques de son domaine de recherche. Beaucoup d’années sont nécessaires pour se forger une personnalité crédible, autonome mais aussi critique vis-à-vis des ténors de la discipline, tellement foisonnent les idées qui font le “buzz” en matière de langage. Mon ouvrage est en quelque sorte le point d’orgue de ma “vie de linguiste”, comme vous dites, dans la mesure où mon espérance de vie pourrait contredire les statistiques.

Editeur : www.desauteurs-deslivres.fr

Site officiel du livre : www.linstinctdusens.com

Site officiel de l’auteur : https://www.philippe-barbaud.com

Livre scientifique 

346 pages 

39 euros 

ISBN 978-29570999-9-3

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