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Bella Ciao Istanbul : Le sentiment de l’étranger
Entre l’éditeur et l’auteur, c’est le coup de foudre. MOST éditions, jeune maison créée en 2019, c’est d’abord une histoire de ponts. Littéralement, Most, en alphabet cyrillique, signifie le pont, dans plusieurs langues Slaves, dont le russe. Construire et traverser des ponts, c’est le pari de cette Maison créée par un couple. Elle, une Kazakhe parlant russe ; lui, un italien francophone. Ensemble, c’est un brassage de langues et de cultures, qui s’enrichissent l’une l’autre. Dans leur catalogue, des auteurs francophones, accessibles aux russophones et inversement.
Un déraciné à l’allure de liberté
Avec Pierre Fréha, c’est l’histoire d’une rencontre qui mène aussi à une autre rive, celle de la Turquie, avec ce livre. Né à Alger, l’écrivain vit comme une petit mort son départ brutal de l’Algérie pour la France, en 1962, à l’âge de huit ans, lors des fracas indépendantistes. Commence un long exil où il cherche sa place dans le monde. Et la vie suit son cours : après le bac, il prépare l’École Normale Supérieure au lycée Henri-IV, et se destine au professorat d’anglais.
Puis l’écriture le saisit, et tout au long de son parcours professionnel, tour à tour enseignant, journaliste, conseiller littéraire, il écrit une dizaine de livres dont cinq romans et une pièce de théâtre pour la radio, qui aura le Grand prix Paul Gilson 1989. Toujours, l’exil en toile de fond. Il le vit et le revit à travers des voyages, qu’il choisit cette fois, mais dans lesquels il se gorge d’autres cultures, questionnant la sienne, déracinée. Mais à défaut, il élargit l’horizon de l’exil et se découvre des libertés, notamment celle de la plume.
La trouille : un point de départ
Et voilà que Pierre Fréha, dans Bella Cia Instanbul, se penche sur la Turquie, ses contradictions, ses beautés, au travers d’une fiction jubilatoire. C’est l’histoire de Danilo Brankovic, un expatrié français vivant à Istanbul. Il a une altercation téléphonique dans laquelle il tient de vifs propos à l’encontre du pays qui l’accueille. Et de là, il a la trouille. « Ils sont capables de tout. Même ce type hier au téléphone, voix maîtrisée d’employé modèle aux ordres de ses supérieurs et de son pays, je suis sûr qu’il a enregistré la conversation pour mieux me confondre plus tard. Je m’attends dans les jours prochains à ce qu’ils débarquent chez moi. » Le ton est donné, d’entrée de jeu. Après ça, il tente de survivre dans le chaos d’une Nation où coups d’État et répression font rage. Il éprouve le sentiment de l’étranger, ce sentiment intolérable de n’être pas à sa place tout en voulant s’y creuser son endroit.
Pour Pierre Fréha, la Turquie est affaire de cœur et d’exil, là aussi. La Turquie, un pays qui va tout juste fêter son centenaire, un pays jeune, tiraillé dans une situation géopolitique née d’un traité (celui de Lausanne, en 1924), avec un territoire agrandit et surtout, des transferts de populations entières, au détriment des kurdes, des arméniens, des grecs. « Ils essaient de vous coincer pour défendre leur histoire collective. Pourquoi en sont-ils autant obsédés ? (…) Ils vivent en liberté surveillée. », écrit Pierre Fréha. Son livre, à Pierre Fréha, c’est ça aussi : en Turquie, il était énervé, en colère. L’église Sainte-Sophie, que tout le monde adorait tant, qui est transformée en mosquée, oui, ça le met en colère. Et (presque) personne ne dit rien. On ne peut pas sortir aisément des légendes qu’on a fabriquées, écrit encore Pierre Fréha.
« On ne peut pas supprimer les fantômes »
Quand il se balade dans son quartier d’Istanbul, qui fut jadis le cœur de Constantinople, avec les Grecs, les Juifs, les Arméniens, Pierre Fréha a le sentiment qu’il manque quelqu’un. Les fantômes, il les voit partout. Toutes ces populations parties, fantômes ; ces belles murailles, où derrière il y avait des synagogues, ces palais grecs, et il se dit : où sont tous ces gens ? Il ne restera pas en Turquie toute sa vie, il n’y vit aujourd’hui qu’en partie. Il ne peut pas supporter ça. Non seulement le gouvernement a pris le territoire et remplacé des populations, mais en plus de ça, quand on est étranger en Turquie, on n’a pas du tout les mêmes droits. Et selon Pierre Fréha, c’est sans issue, plus le sentiment de nationalisme est exacerbé, plus c’est un indicateur d’une identité floue. Et ils ont des moyens colossaux, des services secrets plus agissants qu’on ne l’imagine.
Pierre Fréha : du réel à la fiction
Son roman est parti de cette phrase : J’ai la trouille. Le début du livre, Pierre Fréha l’a vraiment vécu. Ensuite, la fiction a pris le pas. Car c’est une histoire avant tout. L’écrivain n’est pas un homme politique, ce n’est pas un essai, non, il est profondément romancier. Pour lui, une histoire, c’est le point de vue subjectif du personnage principal. Mais ici, c’était difficile d’échapper à une réalité géopolitique.
L’écrivain l’a donc abordée à travers le prisme de son personnage. Et puis la fiction s’est déroulée d’un jet, il n’a fait aucun plan, il a beaucoup réécrit, toujours avec le sentiment d’être libre, car bien que déraciné jeune, Pierre Fréha a trouvé son port d’attache : l’écriture. Quant au titre, Bella Ciao Istanbul, ça lui est venu après coup, comme une bénédiction du ciel. Un jour, l’hymne révolutionnaire italien Bella Ciao a retenti depuis une mosquée d’Istanbul. Il tenait son titre.